Cinq ans de piano, mais sans plaisir et sans joie. Il ne m’en reste rien. Pourtant. Je me souviens du cafard de cet hiver de mes onze ans lorsque je me rendais le lundi soir après l’étude chez ce jeune homme de la rue de l’Estrapade qui me donnait des leçons. C’était un jeune homme grand et maigre, à la peau diaphane, aux yeux pâles, hâve comme un étudiant. Ses cheveux bouclés, blonds comme la cendre, son visage émacié, sa bouche mince lui donnaient un air russe rongé par l’anxiété. Lorsqu’il ouvrait la porte de son minuscule appartement encombré de livres et de partitions, c’était toujours affreusement gênée que j’entrais de plain-pied dans son intimité, dans l’odeur de son lieu qui sentait la solitude au travail, la soupe et le garçon. Mon dieu quel calvaire de répéter assise à son côté, de tanguer sur mon tabouret, d’y ânonner mes gammes, étourdie par l’angoisse de me tromper, je butais et lorsqu’il me reprenait un peu trop souvent, je paniquais, perdant pied, pédalant dans l’envie de mourir, de tomber inanimée. Je fondais en larmes. Il me disait comme tu es sensible. Ses doigts longs et fins courraient alors sur les touches du piano en y laissant une empreinte moite, pour me montrer. Mais je n’y voyais plus rien depuis longtemps. Un jour, il m’invita à un concert. Il interprétait des sonates de Bela Bartok. Ce soir-là, sur scène, assis à ce superbe piano à queue noir, je le vis métamorphosé par la passion, par la joie profonde de jouer et par un trac immense. Sa chair poissonneuse que je trouvais si fade et qui me répugnait était comme embrasée d’un feu sacré qui le rendait fauve, magnifique. Saisie par l’émotion de le voir ainsi transfiguré, je gisais interdite dans mon fauteuil carmin A la fin du concert qui dura une éternité, j’allai timidement le saluer. Il était radieux, il exultait, il serrait les mains qui se tendaient vers lui avec chaleur ; lui qui me semblait si triste et si austère rayonnait maintenant mystérieux et sublime.